1 J étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d en regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet ; alors attendri, halluciné, ce n est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire qu enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice. (III, 645-646) 33
serpentine 2 La sensation que Proust redéfinit comme lieu de l imbrication entre l extérieur et l intérieur, et comme moyen d accès à la profondeur invisible de la chose engendre un renouvellement de la question de l essence, qui annonce nettement les problématiques du vingtième siècle. (3) 20 34
J étais beaucoup trop préoccupé et ne l eussé-je pas été par cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil toujours, dans le monde, j étais beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention sur des objets plus ou moins jolis. Elle n eût pu être fixée que par l appel de quelque réalité s adressant à mon imagination, comme eût pu le faire, ce soir, une vue de cette Venise à laquelle j avais tant pensé l après-midi, ou quelque élément général, commun à plusieurs apparences et plus vrai qu elles, qui de lui-même éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me donnait une grande joie. (III, 787-788) 35
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c était cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques similitudes entre La Raspelière et le quai Conti) de laquelle, dans un salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle, contrôlable pour tout le monde, n est que le prolongement, c était cette partie devenue purement morale, d une couleur qui n existait plus que pour mon vieil interlocuteur, qu il ne pouvait pas me faire voir. (III, 788) 37
tous ces objets enfin qu on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte de profondeur, vient s ajouter leur double spirituel ; (III, 789-790) 38
4 2 tout cela, éparpillé, faisait chanter devant lui comme autant de touches sonores qui éveillaient dans son cœur des 39
ressemblances aimées, des réminiscences confuses et qui, à même le salon tout actuel, qu elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l atmosphère, les meubles et les tapis, poursuivant d un coussin à un porte-bouquet, d un tabouret au relent d un parfum, d un mode d éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin. (III, 790) 5 40
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Plusieurs réflexions du héros annonçaient, obsessionnellement, cette ultime réflexion sur le paradoxe du souvenir, qui, comme le rêve et sans doute l existence en général, s avère un entrecroisement «de la survivance et du néant», un mélange de vérité ( sur le plan de l être ) et de mensonge ( sur le plan du fait ) [ ]. (6) 42
7 8 9 (1) 43
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition établie sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 4 vol., 1987-1989. RTP 13 2006-07 (2) RTP, II, pp. 191-196. (3) Anne Simon, Proust ou le réel retrouvé. Le sensible et son expression dans À la recherche du temps perdu, Édition Champion, 2011, p. 46. (4) RTP, I, p. 176, 215., II, p. 344., III, p. 656. (5) RTP, IV, pp. 450-451. (6) Simon, op. cit., p. 50. (7) RTP, I, pp. 176-180. (8) RTP, I, p. 568. (9) RTP, II, p. 34. Cf. Antoine Compagnon, ««Le soleil rayonnant sur la mer», ou l épithète inégale», in Proust entre deux siècles, Seuil, 1989, pp. 187-228. 44